Approche dessinée d'une étude monographique d'Ibn al Rabin

Ce travail de Matéo Pillu a plusieurs intérêts. D'une part il procède d'une intention de discourir sur la bande dessinée en bande dessinée (« un mémoire pensé et réfléchi en bande dessinée »), se plaçant donc dans la filiation des ouvrages de Scott McCloud. Avec cette particularité qu'il s'agit ici d'une monographie consacrée à un artiste, type de livre qui n'avait pas encore été réalisé entièrement en bande dessinée (on peut compter dans cette catégorie l'ouvrage de Bettina Egger sur Emmanuel Guibert, mais il s'agissait là d'un entretien, non d'un ouvrage analytique). D'autre part, il se consacre à Ibn al Rabin, un auteur dont le sous-titre dit fort justement qu'il est « insuffisamment étudié », et d'autant plus qu'il s'agit d'un artiste atypique, pratiquant lui-même l'expérimentation et questionnant la bande dessinée. Une particularité à laquelle Matéo Pillu consacre d'ailleurs plusieurs pages. Enfin, la méthode retenue par Pillu est également remarquable et mérite indéniablement l'attention puisque l'auteur a choisi de concevoir son mémoire à la manière d'Ibn al Rabin. Bien entendu, le procédé pourrait s'apparenter à du plagiat et s'attirer le mécontentement de celui qui est ouvertement copié. Plusieurs considérations peuvent toutefois contrebalancer ce point de vue : le tirage (quelques dizaines d'exemplaires), le cadre de sa réalisation (un mémoire universitaire), l'objet du travail (l'œuvre du dessinateur imité) et les explications de l'auteur qui annonce d'emblée se fondre dans la manière d'Ibn al Rabin. Par ailleurs, le projet est judicieux : « tout en parlant du style d'un auteur, l'expérimenter et le pratiquer pour mieux le comprendre ». On sait que de nombreux artistes de bande dessinée ont commencé en recopiant le style des auteurs qu'ils aimaient. La copie est indéniablement une des voie de l'apprentissage. Reste qu'on regrette que Pillu ne tire pas de conclusion de cette facette de son projet : il ne dit pas en quoi la copie lui aura permis de mieux comprendre le travail d'Ibn al Rabin. De même, Pillu n'explique pas en quoi l'élaboration d'un discours utilisant les ressources du 9e art lui aura été profitable pour son travail. Il est dommage que les postulats ayant fondé l'engagement du travail ne soient pas commentés à son terme.
La monographie est découpée en trois grandes parties, abordant d'abord le style de l'artiste suisse. Par style, il faut entendre les particularités du dessin d'Ibn al Rabin, mais aussi sa manière de composer et son appétence pour l'improvisation. De facto, Pillu adopte aussi la sorte d'humour du Suisse, mais sans la faire entrer dans le cadre de son analyse. Pourtant, l'humour participe de la distanciation, et donc de la réflexion. De plus, la légèreté qui accompagne la volonté de ne pas se prendre au sérieux, alors même qu'on évoque des choses complexes, est une manière de faire à la fois pédagogique et opposée à toute prétention. Qu'un artiste, par ailleurs universitaire et spécialiste des mathématiques, procède de la sorte n'est pas anodin, pas plus d'ailleurs que le souhait de Pillu d'adopter la même attitude. L'amateurisme, dont Pillu estime qu'il est au cœur du travail d'Ibn al Rabin, n'est pas non plus sans rapport avec le fait de ne pas se prendre au sérieux. La seconde partie aborde les pratiques éditoriales d'Ibn al Rabin, l'auteur s'attardant notamment sur celle du fanzinat. Enfin, le dernier chapitre évoque les « expérimentations et théorisations » du Suisse, manifestes dans tout son travail. Pillu revient à cette occasion sur les initiatives de l'artiste en matière de bande dessinée abstraite.
In fine, l'ouvrage est fort intéressant, mais on regrette que l'auteur se soit donné les limites celles qui sont apparemment indissociables d'un mémoire de master. Comme on l'a dit, plusieurs points sont absents des développements de Pillu. Par ailleurs, en dépit de ce que nous dit l'auteur de sa manière de mener à bien son travail — l'improvisation —, le livre est composé de trois parties, précédées d'une entrée en matière et clôt d'une conclusion, soit donc une forme devant plus aux principes universitaires qu'à la dite improvisation. Reste donc à espérer que l'auteur « se lâche » un jour, n'hésitant pas, à l'instar de son maître es bande dessinée, à outrepasser les mille pages pour une monographie, en se donnant ainsi le temps d'aborder son sujet de fond en comble.