Les dessinateurs du peuple

Le projet du livre et de son auteur, à savoir la mise en évidence du dessin de presse dans les publications syndicales, prend tout son sens, y compris aux yeux de celui qui ne connaît pas cette presse, quand on constate qu'il s'agit de revues largement diffusées puisqu'en dépit d'un indéniable déclin elles touchent encore, à l'heure où le livre d'Henri Pinaud paraît, deux millions de lecteurs directs. Et ceci alors même que « la presse confédérale n'est plus vendue au grand public en kiosque, mais […] disponible par abonnement ; elle est aussi distribuée aux adhérents qui la paient par un supplément joint à leur cotisation ». Au total, l'étude menée par Henri Pinaud porte sur 8 titres de la presse syndicale (CFDT, CGT, CGT-FO), regroupant 763 publications prélevées dans un échantillon de 10 semestres au cours de la période 1966-2014. L'auteur a ainsi travaillé sur la base d'un corpus de 3000 dessins, dont une partie est reproduite dans le livre.
La question du dessin dans la presse syndicale est abordée en deux temps, dont le premier est une analyse des conditions de production, réalisée via des entretiens effectués « avec le maximum d'acteurs concernés : dessinateurs, maquettistes et responsables des revues syndicales (directeur artistique, directeur de rédaction et rédacteur en chef) ». On notera tout de même que toutes les citations rapportées dans l'étude sont sourcées d'un laconique « un dessinateur » ou « une rédacttion », procédé qui laisse quelque peu perplexe. Le second temps de l'analyse est une étude quantitative soutenue par de nombreux exemples des thèmes abordés dans les dessins de la presse syndicale, rangés en 11 catégories. L'étude des conditions de production laisse apparaître une baisse du recours au dessin, notamment au profit de la photo, mais aussi les contraintes importantes, dites ou non dites, qui s'exercent sur les dessinateurs. L'étude met également l'accent sur la baisse des rémunérations des dessinateurs. Outre ces constats, le livre a de nombreux intérêts : il met en lumière certains aspects de l'élaboration de la presse syndicale eut égard à la question du dessin, et il évoque clairement les causes qui justifient le passage du dessin à la photographie. Les considérations de l'auteur sur les images symboliques et leur perception par les différents acteurs (la question de l'ouvrier en bleu de travail, la représentation de l'usine, du patron, etc.), méritent également la lecture.
Reste qu'il n'est pas possible de n'aborder l'ouvrage d'Henri Pinaud qu'à l'aune d'une étude historique et culturelle. Son ancrage idéologique est d'emblée annoncé et pleinement assumé par l'auteur, qui se place dans une perspective marxiste : « nous considérons que les dessins de la presse syndicale confédérale font partie de la culture ouvrière (prolétarienne) opposée à la culture bourgeoise ». Les notions au travers desquelles l'études sera menée sont immédiatement posées, l'auteur regrettant d'ailleurs leur relatif abandon, qu'il met au compte des « assauts incessants et destructeur du capitalisme ». Si Henri Pinaud a parfaitement conscience de la contradiction entre une presse qui a vocation à défendre les travailleurs et les salariés mais qui rémunère de plus en plus mal (voire plus du tout) le travail des dessinateurs qu'elle emploie, cet état de fait déplorable est mis au compte de la contamination de cette presse par les pratiques capitalistes et le néolibéralisme. On notera que la remise en cause de l'outillage analytique employé par l'auteur n'est pas au programme. Ainsi, par exemple, s'il admet que les modèles du dessin de presse doivent être cherchés chez les artistes des générations précédentes (Delannoy, Grandjouan, Jossot et Steinlein sont cités), de même que dans les références iconographiques russes, ou issues de la crise économique de 1929 aux États-Unis, il estime qu'il « faut surtout se rapporter au réalisme socialiste qui représente une source majeure d'inspiration pour le dessin de la presse syndicale », fut-il essentiellement d'ordre satirique. Les catégories conceptuelles utilisées pour l'approche du dessin de presse forment ainsi un des intérêts, mais aussi probablement une des limites de l'étude. Signalons pour finir que celle-ci n'aborde nullement les questions de la réception par le public, de l'impact du dessin sur ce public (adhésion, conviction, vente), ni les aspects esthétiques de ce dessin.